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Au Maroc, les cultivateurs du Rif toujours « dans le brouillard » deux ans après la loi sur le cannabis

Les producteurs de « kif » sont incités à abandonner le marché illégal pour vendre leur récolte à des fins médicales et industrielles, mais peu osent franchir le pas.

Par  (Chefchaouen, Maroc, envoyée spéciale)

Publié le 04 mai 2023 à 19h00, modifié le 05 mai 2023 à 07h10

Temps de Lecture 4 min.

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Un cultivateur montre des feuilles de cannabis à Azila, au Maroc, en septembre 2022.

L’année 2023 sera peut-être celle de sa première récolte légale de cannabis. Après des années dans la semi-clandestinité, Aziz a décidé de se ranger « du côté de la loi ». Ce cultivateur du Rif, région montagneuse du nord du Maroc qui abrite l’une des plus grandes productions de la planète, entend tourner le dos aux narcotrafiquants pour vendre son « kif » aux industriels lancés dans la fabrication de produits issus du cannabis.

Dans un hameau près de Talambote, à une vingtaine de kilomètres de Chefchaouen, c’est au bout d’une piste sinueuse bordée de conifères que se trouvent les parcelles d’Aziz. La saison a démarré. Le cultivateur de 38 ans vient de semer les graines pour la récolte de l’été. Il y a quelques mois, il a créé sa coopérative, comme l’exige la loi adoptée par le Maroc en 2021, qui autorise la culture de cannabis à des fins médicales et industrielles tout en maintenant prohibé son usage récréatif. Il a demandé une licence à l’Agence nationale de réglementation des activités relatives au cannabis (Anrac). Il lui reste à trouver une entreprise prête à lui acheter sa récolte. « Deux Américains sont venus dans le village il y a quelques jours, raconte-t-il. Ils veulent construire une usine dans la région et auront besoin de grandes quantités. Ils sont intéressés par nos plantes. Nous n’avons pas encore parlé du prix. »

Dans les douars alentour, Aziz fait figure de précurseur. Selon lui, « la plupart des cultivateurs n’ont rien entrepris ». S’il a décidé de franchir le pas, c’est surtout pour vivre sans la peur de poursuites, car « il y a toujours le risque qu’un acheteur attrapé par la police ou un voisin malveillant vous dénonce ». « Mais financièrement, dit-il, je ne vois pas ce que le circuit légal va nous apporter. »

« On n’a rien d’autre que le kif »

Difficile, dans la région, de percevoir les effets de la nouvelle législation, qui semble pour l’heure semer plus de doutes que d’enthousiasme. « Ce que je crains, c’est que les bénéfices aillent à l’Etat, aux labos, aux multinationales, et que nous soyons les laissés-pour-compte », souligne Farid, la cinquantaine, qui cultive le « kif » dans un village voisin. Pour l’instant, il se dit « dans le brouillard » : « A qui et à quel prix on vendra ? Quelles semences ? Seront-elles adaptées ? On n’a rien d’autre que le kif. On ne va pas prendre le risque de tout perdre. »

Dans ce pays considéré par l’ONU comme le premier producteur mondial de résine de cannabis, la loi de 2021 qui vise à « reconvertir les cultures illicites destructrices de l’environnement en activités légales durables et génératrices de valeur et d’emplois » est pourtant porteuse d’espoir. Elle apparaît même comme une issue pour le Rif, région pauvre et marginalisée, où cette culture est à la fois interdite et tolérée par les autorités pour maintenir une certaine forme de paix sociale. Et où la manne financière générée par le trafic ne profite guère aux quelque 400 000 personnes (selon une estimation officielle) qui en dépendent.

Seulement 4 % du chiffre d’affaires du marché illégal reviendrait aux cultivateurs, d’après le ministère de l’intérieur. « Le circuit légal va leur garantir des revenus quatre à cinq fois supérieurs à ce qu’ils gagnaient dans l’illicite, assure Mohammed El Guerrouj, le directeur de l’Anrac. A travers leurs coopératives, ce sont eux qui vont négocier les prix. Ils auront un revenu fixe, ce qui va leur donner de la visibilité pour investir et améliorer leur mode de vie. » Sans compter la création d’emplois dans la région, promet-il, puisque « les nouvelles industries qui se lancent dans le secteur ont l’obligation d’investir dans les trois provinces autorisées à cultiver le cannabis », celles de Chefchaouen, d’Al Hoceima et de Taounate.

Dans son bureau à Rabat, où les dossiers à parapher s’accumulent, Mohammed El Guerrouj a à cœur de montrer que le chantier avance : « Plus de 400 agriculteurs ont déjà obtenu une autorisation de culture et 75 opérateurs ont reçu des autorisations de transformation, de commercialisation ou d’exportation, parmi lesquels des industries pharmaceutiques, des agro-industriels, des coopératives et des personnes physiques. » Sur place, quatre premières industries – l’une pharmaceutique, les trois autres de produits à base de cannabidiol (CBD) – sont « en phase de lancement », rapporte-t-il : « Toute une dynamique va se mettre en place en faveur du développement de la région et de ses cultivateurs. La valeur ajoutée est pour eux. »

« Il y aura des résistances »

Reste à les convaincre. « On parle de cultivateurs qui maîtrisent parfaitement les codes de l’illégalité mais pas ceux de la légalité. Et qui fuient tout ce qui représente l’Etat à cause de la répression et de l’abandon dont ils sont victimes depuis longtemps. Il y aura des résistances », prévoit l’anthropologue Khalid Mouna, auteur du livre Le Bled du kif (éd. Ibis Press, 2010).

Une autre incertitude plane quant aux débouchés de ce nouveau marché légal de cannabis. « Sera-t-il orienté uniquement vers l’usage médical ? Ou couvrira-t-il une gamme plus large de produits, des cosmétiques à l’alimentation jusqu’aux matériaux de construction ?, questionne la sociologue Kenza Afsahi. Les retombées sur les cultivateurs vont dépendre de la taille de ce marché en devenir, mais aussi de leur capacité à s’insérer dans la chaîne de production, y compris la transformation. » La chercheuse de l’université de Bordeaux anticipe plutôt la coexistence de deux marchés, « comme dans tous les pays qui ont légalisé le cannabis et n’ont jamais éradiqué le marché illégal ».

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« Il est évident que la demande de cannabis récréatif ne va pas disparaître, abonde Khalid Tinasti, enseignant-chercheur à Genève et spécialiste de la politique des drogues. Le marché illicite restera très puissant et seule une poignée de cultivateurs intégreront le circuit légal. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement, sauf à autoriser l’usage récréatif du cannabis, ce qui permettrait au projet d’être réellement inclusif. » Une option qui n’est toutefois pas à l’ordre du jour au Maroc.

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