enquête

Cannabis : un réquisitoire contre la loi

Des voix dénoncent la politique actuelle, alors que la question de la légalisation revient au Sénat.
par Alice Géraud
publié le 5 février 2014 à 21h36

Ses collègues et tous ceux qui sont passés dans son bureau peuvent en témoigner : le procureur de la République de Grenoble, Jean-Yves Coquillat, n'est ni un fieffé gauchiste ni un grand laxiste. Et pourtant, la semaine dernière, présentant ses vœux en audience solennelle, ce magistrat a osé briser un tabou en évoquant la nécessité d'ouvrir un débat sur la politique de répression de la consommation et de la vente de cannabis, actant «l'échec» de la législation actuelle. Il a aussi évoqué «de faire évoluer le droit en fonction de l'évolution de la société». Ce magistrat, un peu surpris par les vives réactions qu'il a suscitées, ne veut surtout pas apparaître comme le porte-drapeau de la légalisation, d'autant que ce n'était qu'un sujet parmi d'autres de son discours. Pour lui, c'est aux «politiques» de s'emparer de ces questions.

«Incroyable». Au Parti socialiste, le sujet est tabou. Le maire de Grenoble, Michel Destot, n'a d'ailleurs, selon nos informations, que peu goûté la sortie du procureur. Une proposition de loi vient cependant d'être déposée au Sénat par l'élue écologiste Esther Benbassa prônant la légalisation du cannabis. Il deviendrait un produit stupéfiant autorisé mais contrôlé au même titre que le tabac ou l'alcool. Sa production, son transport et sa vente seraient contrôlés (et taxés) par l'Etat, dans des débits autorisés, avec une obligation de traçabilité, des contrôles sur la qualité du produit, des taux maximum autorisés de concentration en THC (la substance psychoactive du cannabis). La vente serait interdite aux mineurs, la consommation réglementée pour certaines professions et sur la route. La loi prévoit aussi le développement, financé par les taxes, d'une vraie politique de prévention en direction des jeunes. «L'objectif de cette proposition de loi n'est pas de faire la promotion de la consommation de cannabis, mais plutôt de la faire baisser et de réduire les risques qu'elle engendre», prévient d'emblée Esther Benbassa. La sénatrice peste contre «le refus de tout débat» sur le sujet. «C'est incroyable, on a la législation la plus répressive d'Europe et la plus forte hausse de la consommation ces dernières années. Et personne ne s'interroge sur l'échec de notre politique !»

Le procureur de Grenoble regrette que sa sortie ait pu être interprétée comme une forme de laxisme. «C'est tout le contraire, la vérité c'est qu'aujourd'hui il n'y a pas de répression puisqu'on n'applique pas la loi», explique-t-il en évoquant l'absence de sanction contre les consommateurs de cannabis. Il évoque ces réseaux que les policiers parviennent à faire tomber, mais aussitôt remplacés par d'autres, et l'ampleur prise par cette économie souterraine dans certaines cités. Comme nombre de magistrats et de policiers, ce procureur a, sur la question des trafics de drogues, «l'impression de vider l'océan à la petite cuillère». Chez les magistrats, si l'Union syndicale des magistrats (USM), majoritaire, y est farouchement opposée, la légalisation est défendue depuis plusieurs années par le Syndicat de la magistrature (SM), à gauche. «La pénalisation des stupéfiants ne fonctionne pas parce qu'il n'y a pas de distinction entre la consommation personnelle et le trafic», explique la présidente du SM, Françoise Martre.

Chez les commissaires, l'idée de légaliser ou de dépénaliser est plutôt marginale et ne dépasse pas le stade des conversations privées. Le Syndicat des commissaires de la police nationale (SCPN) défend, par exemple, l'idée d'une simple «contraventionalisation» de la consommation de cannabis, une réflexion née au moment de la réforme de la garde à vue. «Aujourd'hui, l'usage est un délit mais il n'est, en réalité, pas sanctionné parce que c'est trop lourd», explique Emmanuel Roux, le président du SCPN. Serge Supersac, ancien policier et coauteur avec le maire EE-LV de Sevran (Seine-Saint-Denis) d'un ouvrage pro-légalisation (1), soutient la proposition d'Esther Benbassa. Selon lui, la politique de répression des stupéfiants issue de la loi de 1970 «n'a résolu ni le problème de l'économie souterraine ni la question de santé publique».

La proposition de loi a cependant peu de chances d'aboutir. Il n'est même pas certain qu'elle se voit accorder une «niche parlementaire» pour être examinée. Le tabou politique, particulièrement bien entretenu par l'actuel gouvernement - sous Jean-Pierre Raffarin, la question de la contraventionalisation avait été proposée par un certain Nicolas Sarkozy -, n'est pas près de tomber. Manuel Valls l'a encore rappelé récemment : «La position du gouvernement, qui est d'ailleurs celle du président de la République, c'est de ne pas lever cet interdit.»

«Lâcheté». Et gare aux brebis qui s'écarteraient de la ligne. Interrogé en octobre 2012 sur France Inter, Vincent Peillon s'était permis de dire qu'il pensait qu'on devait «s'interroger» sur la question de l'efficacité de la politique française. L'audacieux a été recadré illico par Matignon, via Jean-Marc Ayrault, qui rappelait qu'il n'y aurait ni dépénalisation ni légalisation. Le lendemain, le ministre de l'Education s'empressait de déclarer qu'il avait en réalité fait part «d'une réflexion personnelle». Depuis, plus personne n'a moufté. A part Christiane Taubira, qui défend de longue date le droit au débat. Depuis qu'elle est garde des Sceaux, elle s'est faite cependant nettement plus prudente. En décembre, elle expliquait sur TF1 : «Je ne comprends pas que, dans un pays comme la France, on refuse de débattre d'un sujet qui est un sujet de société. Il y a là une responsabilité et, j'ose le dire, une lâcheté collective à ne pas vouloir s'emparer de ce sujet.» Au PS, un seul homme s'est illustré sur le sujet, il y a déjà plus de dix ans : Daniel Vaillant. Le ministre de l'Intérieur de Lionel Jospin n'est pas, lui non plus, un laxiste adepte de la fumette - perfidement, alors que Manuel Valls vient d'avouer avoir peut-être déjà tiré sur un joint, Daniel Vaillant aime à préciser que lui, jamais. Pourtant, tout seul, depuis dix ans, il ne lâche pas le morceau et défend un projet très proche de la proposition Benbassa, une «légalisation contrôlée», solution «pragmatique». Il voit difficilement le débat être ouvert sous ce quinquennat mais pense que l'Europe pourrait le faire. «La position française ne tiendra pas longtemps», prédit-il.

(1) «Pour en finir avec les dealers», coécrit avec Stéphane Gatignon, éd. Grasset, 2011.

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